C’était la vie au «Vieux-Pont » (souvenirs d’un Nanterrien) – récit d’André Paupart
Ma famille
Tout a commencé avec l’arrivée, dans ce quartier, en 1905, de mes grands-parents : lui vient du Limousin, elle de la Bourgogne. Ils n’ont pas un sou en poche et leur but, comme pour bien d’autres, est de survivre.
Elle est domestique, lui, un mitron, fait des livraisons à domicile ; c’est à l’une de ces occasions qu’ils se rencontrent.
Dès 1910, ils se fixent rue du Vieux-Pont. Y naissent Louis, mon père, et, quatre ans plus tard, son frère André, lequel décèdera un an après sa venue au monde.
Nous sommes avant la Seconde Guerre mondiale. Ma grand-mère tient un café rue du Vieux-Pont, à l’enseigne «A la Grâce de Dieu». Cette appellation m’a toujours paru singulière et ambigüe, et son auteur curieusement laissé dans l’ombre. Il serait étonnant qu’elle ait été inspirée par mon grand-père. Personne ne l’a jamais entendu tenir des propos anticléricaux, mais on savait qu’il avait vécu auparavant dans une région d’obédience socialisante, où la préservation de la laïcité était un souci essentiel.
Mon père a construit sa maison, dès les années 1930, avec l’aide d’un maçon. Il tient également un café, lui aussi dans le quartier du Vieux-Pont.
Je nais dans ce même quartier qui se transformera par la construction de la cité que nous connaissons aujourd’hui, ainsi que par de nouvelles rues. Arrivée de Bretagne, ma mère travaille à la crèmerie «Au Château de Mareil», qui existait il y a encore peu de temps place des Belles-Femmes, dans le centre de Nanterre.
La vie du quartier.
Dans les années 1950-1960, était laborieuse, familiale, et généralement paisible : pas de télévision ou si peu dans les foyers, pas d’internet, pas de téléphone portable et même, souvent, pas de téléphone du tout chez les gens. Alors, le week-end, on joue au football sur un terrain à l’angle de la rue Boileau et de la rue Thomas-Lemaître, on va au café pour jouer aux cartes, au 421, au billard, pour boire un verre ou plusieurs … Des familles, parfois nombreuses, se sont installées dans les immeubles nouvellement construits ; elles sont très souvent de condition modeste. Les enfants jouent comme les enfants d’alors ; parfois, ils sonnent aux portes et s’enfuient en riant, parfois ils chapardent des fruits dans les arbres car, à l’époque, il y a encore des jardins ; parfois les jeux tournent à la rixe, mais rien de bien méchant.
Lors du passage de La Rosière au Vieux-Pont, comme dans tous les quartiers de Nanterre, se déroulent des festivités. On joue de la musique, on danse, on consomme de la boisson. Mes parents sont tout naturellement mis à contribution.
L’école primaire Paul-Langevin est construite à cette époque ; mais la maternelle, provisoirement installée dans un préfabriqué, ne sera construite qu’ultérieurement.
Un peu avant sa destruction, une inscription curieuse apparait : « OAS ». On m’a expliqué … A l’école primaire, les enseignants sont surtout des maitresses. En CM1, il y a un maître qui n’hésite pas à lancer des bouts de craie ou à nous tirer les cheveux lorsqu’il juge que notre comportement ou notre attention en classe ne lui donnent pas satisfaction. Lorsque, de retour à la maison, on se plaint, la réponse des parents est invariablement « il a eu raison ». Depuis, chacun sait que les rapports enfants-enseignants-parents ont bien changé.
A l’emplacement de la maternelle actuelle, il y a un terrain vague. Des camions de chantier viennent régulièrement y déposer le contenu de leurs bennes, contenus enlevés plus tard par d’autres camions. Dans les monticules ainsi créés, quelques gamins, dont je fais partie, organisent régulièrement des batailles entre deux camps : on se lance des cailloux ! Certes, j’emprunte le couvercle de la lessiveuse de ma mère pour me servir de bouclier, mais quelle folie ! Je ne me souviens pas qu’il y ait eu des blessés …
Les machines à laver n’équipent pas encore les foyers. N’existent pas encore de salle de bains dans les maisons, ma mère fait chauffer de l’eau pour nous laver dans une baignoire en zinc. Au printemps, les bains ont lieu dans la buanderie, une pièce qui n’existe plus guère de nos jours dans les pavillons. On ne prenait pas de douche ou de bain comme le fait la jeunesse d’aujourd’hui. Il n’y fait pas très chaud. Pour aller au « cabinet » non plus : il s’agit de toilettes à la turque situées à l’extérieur de la maison, alors imaginez l’hiver … Pour se chauffer, le charbon est livré sur une remorque tirée par un cheval, le patron a accepté de conserver son employé qui n’a pas le permis de conduire pour livrer ainsi ses clients jusqu’à sa retraite, geste très humain de sa part.
Il n’y a pas encore le stade et sa piste, ni le gymnase, ni le centre aéré. A la place, seulement un terrain avec de l’herbe folle et des cailloux sur lequel nous faisons notre activité sportive de l’école.Au bout de ma rue Lamartine, il y a déjà le boulevard National. Il délimite Nanterre et Rueil. Mais, côté Nanterre, les commerces ne sont pas du tout comme aujourd’hui : il y a une COOP, une boucherie, un quincailler (à l’époque on dit un « marchand de couleurs »), un cours des halles, une crèmerie (on nous y sert du lait dans nos pots en aluminium, on y rapporte les pots de yaourts en verre), un boulanger, un photographe, une librairie-marchand de journaux, cela donne de la vie. Il y a d’ailleurs une autre boulangerie, qui existe encore aujourd’hui, et un autre marchand de journaux, rue du Mans.
De l’autre côté du boulevard National, à Rueil donc, c’est la Seine-et Oise. Pour les gamins du quartier, et pour moi en particulier, ce sont des « pecnots », allez donc savoir pourquoi, des trucs de gosses ! Or, stupeur, vers 1964, voilà que Rueil est rattaché, comme Nanterre, au département nouvellement créé, les Hauts-de-Seine : ils sont donc comme nous désormais …
A l’époque, pour téléphoner, les tarifs sont différents d’un département à l’autre, alors régulièrement des résidents de Rueil viennent téléphoner chez nous, au café, quand ils veulent appeler quelqu’un dans le département de la Seine car c’est moins cher.Un de nos voisins a des ruches. De temps en temps, un essaim s’en échappe et provoque quelques frayeurs. L’un d’eux s’est invité chez nous mais rien de grave, il s’est posé sur un arbre. Par contre, une fois, il s’est posé sur le lustre chez un voisin et c’est le branlebas, imaginez le problème. Alors le propriétaire, le « père L. » comme nous l’appelons, s’équipe et vient récupérer son essaim. En échange nous avons droit à un pot de miel …
A un bout de la rue Lamartine, il y a Heudebert, remplacé plus tard par les glaces Gervais, d’où partent tous les matins une multitude de camionnettes de livraison. Ce site deviendra encore plus tard le Centre des Impôts, parti ailleurs, lui aussi, depuis.
A l’autre bout de la rue, il y a la carrosserie Villard, devenu désormais une crèche.
Dans la partie pavillonnaire, les familles se connaissent toutes et souvent de longue date. Cela facilite les échanges et évite les conflits. Mon grand-père l’a vite compris car cela lui évite des amendes : c’est en effet un visionnaire, il a compris, 60 ans plus tôt, qu’un jour les vélos seraient très souvent autorisés à prendre les sens interdits ! Et comme il a connu, en culotte courte, Robert, le policier résidant dans le quartier, celui-ci n’ose pas le verbaliser. Mon grand-père lui a rétorqué que ce n’est pas à son âge qu’il changerait d’habitudes. Alors Robert est venu voir mon père pour qu’il essaye de raisonner mon grand-père, sans résultat.
La vie du quartier coule à un rythme paisible, sans accrocs, hormis deux drames provoqués par une énorme explosion de gaz, la première fois à la boulangerie, qui a causé des morts, la deuxième fois dans un appartement d’immeuble, là encore avec des victimes. Ces explosions entendues à 10 kms, ont marqué les esprits.La vie du café
Le café de mes parents n’a pas de nom. On dit « on va chez Pierrot », diminutif du deuxième prénom de mon père.
Comme dans tous les cafés, on y fait une consommation importante d’alcool. Les gens s’y retrouvent, pratiquent des jeux de société qui les rapprochent. Cette vie du café m’a assez tôt ouvert les yeux sur les conséquences de l’alcoolisme.
Mes parents font aussi la vente à emporter. On boit généralement du vin rouge, les marques « Primior, Gévéor, Vins du Postillon, Kiravi, Vins des Rochers » rappelleront des souvenirs aux plus anciens d’entre nous, « le velours de l’estomac » populaire, slogan utilisé pour ce dernier, ne serait certainement plus autorisé aujourd’hui !
La tour du 3 rue Boileau, ainsi que l’immeuble de la rue Eugène-Varlin, sont construits un peu plus tard que le reste de la cité. Je me souviens d’un mousse qui vient faire les courses pour les ouvriers du chantier. Il nous demande souvent de transvider le contenu des bouteilles de vin rouge dans des bouteilles de bière en verre teinté : certains trichent un peu avec la religion …
C’est dans ce café que, le plus souvent, j’ai rencontré des personnages qui ont particulièrement attiré mon attention et mon imagination.
A cette époque au Vieux-Pont, comme dans beaucoup de quartiers de Nanterre, vivent beaucoup de communistes. Je ne connais rien à la politique et ne comprends pas les nombreux commentaires qui apparemment critiquent celui qui gouverne à l’époque : un certain De Gaulle ….
Le dimanche, des militants du parti communiste déposent chez nous L’Humanité Dimanche et L’Eveil pour des personnes qui savent les trouver là. Il m’arrive de jeter un coup d’œil, surtout sur L’Eveil car j’y trouve quelques informations locales intéressantes.
Le facteur a un rôle important, plus encore qu’aujourd’hui : outre sa fonction de distribution du courrier, c’est lui qui, tous les mois, vient payer les allocations familiales, en espèces ! Or, dans le quartier, bon nombre de familles aux conditions modestes en bénéficient. Il est donc bien vu, mais pas seulement grâce à cette fonction, il est très estimé également par sa gentillesse et son sérieux. Conséquence, au moment des étrennes et des calendriers, il ne sait pas refuser les invitations à boire un verre chez l’habitant ; et combien de fois son épouse et mon père partent à sa recherche dans la nuit de l’hiver et le retrouvent couché dans un coin, plus en état de marcher …
Un certain Monsieur Bernard, ainsi appelé par son prénom car son nom d’origine polonaise est imprononçable pour moi, fait presque partie du milieu familial. Il vient souvent voir les matches de football le soir après la fermeture car nous avons eu la TV assez rapidement. Il est donc polonais, mais sur la partie Prusse, donc grâce à « l’Histoire », il parle, outre sa langue natale, l’allemand, le russe, et se débrouille un peu également en tchèque. Il n’est « que » livreur de fioul, ce n’est pas péjoratif de ma part, mais je trouve dommage qu’il n’utilise pas ses connaissances en langues. Il parle également un français parfait.
Nous avons aussi Robert, un ancien légionnaire qui a fait Diên Biên Phû. Il occupe un poste de gardien de nuit en entreprise. Le matin, vers 8 heures, est donc sa fin de journée de travail ; il arrive chez nous, après certainement s’être au préalable arrêté dans d’autres cafés, et il demande un « 90 ». Cela signifie 2 doses de Pernod 45 … Selon les jours, il enchaine par un verre de vin ou un Calvados, toujours en double dose. Puis il va se coucher.
Petit Louis est un autre phénomène. C’était un gamin qui a eu une triste jeunesse. Plusieurs fois, il m’a expliqué combien il était reconnaissant envers mon père car, tout gamin, il avait travaillé sur le chantier de construction de la cité du Vieux-Pont, et mon père, un certain nombre de fois, voyant ce gamin pousser la brouette avec grand peine, quittait son café et venait l’aider. Il est devenu ferrailleur ; parfois on ne le voit plus pendant un certain temps, ses copains nous expliquent qu’il est en prison pour de courtes peines. Petit à petit, il a dévié, surtout à cause de l’alcool, son activité professionnelle est de moins en moins claire et de plus en plus louche et risquée. Un jour on le retrouve mort poignardé …
Nous avons aussi une certaine Madame de …, personne n’a jamais vérifié l’authenticité de sa particule, elle habite la cité mais exerce son « commerce » du côté du Mont-Valérien. Etant connue dans notre quartier, certains clients de notre café font une « approche » ou se permettent des réflexions déplacées, mais elle tient toujours chez nous à bien séparer les choses et rabroue ce qu’elle appelle « les indélicats » Elle aussi est retrouvée un jour morte, sans doute tuée par un de ses clients.
J’ai toujours admiré mes parents, capables d’écouter patiemment certains clients venus là car n’ayant personne avec qui discuter à la maison, mais cela fait partie du métier. Et puis, comme je le disais, il y a des personnes intéressantes, par exemple ce vieux monsieur corse qui vient prendre un verre tous les après-midis, à qui un jour j’ai eu le tort de lui dire que les Corses étaient des Italiens, quelques jours après j’ai eu droit à un livre sur Pascal Paoli et son rôle ! Nous en avons souvent discuté par la suite. Ou bien simplement des gens qui racontent leur vie, leurs expériences, leurs voyages, cela peut donner des idées, de ce qu’il faut faire … ou ne pas faire !Mais avec l’évolution de la vie sociétale, les cafés de quartier n’ont plus la même force d’attraction que jadis. Au Vieux-Pont ils ont quasiment disparu, à l’époque dont je parle il y a cinq cafés, plus deux sur le boulevard National, côté Rueil, aujourd’hui il n’en reste plus que deux, plus un autre côté Rueil.
Tous les faits, les personnages évoqués dans ces lignes, ont eu une réalité. Leurs comportements, leurs propos, ont participé à la création et à l’évolution de mon quartier du Vieux-Pont, ils m’ont accompagné pendant mon enfance et une partie de mon adolescence. Par ce regard porté sur l’activité professionnelle de mes parents, j’ai essayé de rendre compte d’un milieu particulier, celui du café d’alors, de la vie des habitants et de ses clients qui y vivaient.
J’ai insisté, parce que cela a été pour moi une certaine expérience formatrice, sur les raisons qui poussaient des hommes et des femmes à aller « chez Pierrot ». A l’évidence ils étaient là chez eux, se reconnaissant une famille dans ce café où on peut tromper la solitude, capter un peu de chaleur que la misère ou une situation personnelle leur a retiré.
Mais avec l’évolution de la vie sociétale, les cafés de quartier n’ont plus la même force d’attraction que jadis. au Vieux-Pont ils ont quasiment disparu, à l’époque dont le parle, il y a cinq cafés, plus deux sur le boulevard National, côté Rueil. Aujourd’hui il n’en reste plus que deux, plus un autre côté Rueil.
Nanterre, le 17 mars 2022
André Paupart
Plan du Quartier du Vieux-Pont
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